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Overdose

Une quinzaine de jours après le retour semi-général à la libre circulation, me voilà obligée, pour raisons de téléphonie, de fréquenter les allées d’un centre commercial, type de lieu que j’essaye d’ordinaire d’éviter soigneusement. Bonus : on est samedi. Le compromis « entre-midi-et-deux » s’impose, ce sera p’t-êt’ moins pire...

Je ne sais pas si ce sont les larges étendues goudronnées, l’architecture fin de siècle (vingtième) tôle et parpaing, la force symbolique du temple de la consommation ou du sein nourricier d’une majeure partie de la population environnante auquel elle se raccroche comme elle peut. Je ne sais pas si c’est ma sortie d’hibernation dans ce contexte étrange qui a été trop rapide, accident de décompression après l’ivresse du calme et d’une solitude bien vécue accompagnée d’interactions choisies. Croiser toutes ces personnes prises dans une vague d’agressivité et de peurs, comme des animaux traqués, acculés. Ce n’est pas l’expression de l’agressivité ou des peurs qui m’écorche. Ce sont toutes les souffrances dont elles sont le symptôme. Incertitudes, précarisation, deuil en cours d’un univers connu, d’un demain prévisible à défaut d’être idéal. Les souffrances d’êtres humains qui se rendent compte consciemment ou non que leur quotidien ne sera peut-être plus jamais pareil.
Confrontation sans doute trop frontale pour moi. D’autant plus que faisant écho à mes propres peurs, inverses : absence de changement, de mouvement, allergie à un train-train sclérosant alors que je pense que la solution se trouve justement dans de profonds changements. Tout remettre en question. Ça pourrait être ma spécialité.
Signe supplémentaire d’une inadéquation ? ne pas rentrer dans les cases. Courir enjouée en direction de ce qui effraie le plus grand nombre.
Fuite ? Peut-être. L’impression de retrouver le sentiment de décalage dans le rythme et les aspirations qui m’avait rendu difficile un retour à la civilisation en septembre dernier [1]. Besoin de nouveauté, d’action, de stimulation intellectuelle. Besoin de bouger, de me sentir vivante. Besoin de rencontres, et en même temps d’espaces isolés dans la nature. Changer de mode de vie. Voyager. Partir à la rencontre d’autres individus impliqués dans le changement, la transition, la mutation. Partager les expériences. Participer comme je peux, à mon niveau, à montrer que le changement ne peut avoir que du bon, montrer des potentiels futurs enviables, sensibiliser. Rassurer dans un sens. Ça — l’aspiration au nomadisme — ne m’avait pas quittée, mais le désir tenu en laisse, temporisé, qui refait surface trop vite, trop fort, radicalement. Le projet se précise.
Ce qui me n’empêche pas de devoir faire face aux craintes du saut dans l’inconnu. Le corps humain s’adapte très vite à moins de confort. On pourrait même considérer que s’en désintoxiquer serait salutaire. Il confine à l’immobilisme physique et intellectuel. Se mettre en situation de ne plus avoir de lieu de repli permanent, « à soi », c’est autre chose... Chez moi, ça appuie directement sur la notion de légitimité — à être là, à être, simplement, se sentir intrus —, peut-être justement l’occasion d’avancer, aussi, là-dessus.
Le questionnement autour d’une potentielle marginalisation volontaire — et ses dangers — alors que je me sens déjà suffisamment décalée, ou plutôt me mettre en position de montrer encore un peu plus généralement ce décalage ?

Et pourtant, savoir de façon viscérale que c’est ça qui m’appelle, que c’est pour moi, pour le moment, la seule alternative désirable.

Toujours est-il que le soir-même ce jour-là, j’ai effectivement fui pour un week-end bivouac. Endroit mal choisi, la nature canalisée, cernée de toutes parts, privatisée par des résidences secondaires closes ou des enclos à campings-cars, gravillonnés, bitumés, chauffés à blanc au soleil de ce début d’été.
Overdose.
Et dégoûtée j’ai fui à nouveau. Chez moi. À l’abri.

Persuadée pourtant qu’il reste encore en quelques endroits un peu de poésie.

 

Evening on Karl Johan
Evening on Karl Johan
Crédits : Edvard Munch | Munchmuseet

[1pour ceux que ça intéresse, voir le carnet de voyage

Première mise en ligne 1er octobre 2020, dernière modification le 1er décembre 2020

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