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Cycle 4, #31 à #40

Tout un été d’écriture, de juin à septembre, quatre mois pour construire une ville avec des mots, tous ensemble, chantier collaboratif et quasi quotidien...

PROPOSITIONS #31 à #40

4e cycle : route des utopies
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#31 — Calvino et les morts
 
non pas mimer les allégories que déploie Calvino, mais s’en appuyer comme d’une autorisation mentale à explorer ce qu’on sait, soi-même, de la mort dans ce lieu qu’on bâtit

 

#32 — ciels ma ville !
 
allez donc voir, en numérique, les occurrences du mot « ciel » chez Baudelaire, Apollinaire ou Proust... regardez aussi les extraits du « Livre des ciels » de Leslie Kaplan, ou les débuts des Maigret de Simenon : et il n’y aurait rien à écrire des ciels de votre propre ville en construction ?

 

#33 — transactions
 
souffler la pierre et le ciment, pour une accumulation de tous les gestes, métiers, chantiers, actions, échanges

 

#34 — nord sud est ouest
 
une demande extrêmement précise : 4 x 20’, pas plus d’1 texte par jour, sur chacun des points cardinaux de la ville, pour une carte pragmatique, à partir du texte de Cendrars sur les photos de Doisneau

 

#35 — anticipation (mais pas trop)
 
reprendre par copier/coller le texte précédent, mais le décaler un tout petit peu en avant dans le temps, le moins possible

 

#36 — du lointain
 
je tente ça pour la 1re fois : on reprend à nouveau par copier/coller le texte de la 34, mais on le réécrit comme s’il s’agissait d’un « pays lointain » Michaux), d’une ville totalement inconnue ou rêvée : ça change quoi, alors, au texte ?

 

#37 — enfilades
 
à partir de Blaise Cendrars, traversée continue de la ville par les intérieurs

 

#38 — jamais dire jamais
 
en adieu à Cendrars, depuis son texte programmatique « le roman que je n’ai jamais écrit », 10 à 15 titres ou résumés en 2 lignes de livres possibles (ou pas) sur la ville dont vous parlez

 

#39 — chantier
 
exercice libre, en pensant à Julien Gracq évoquant le trou d’avant la construction de Beaubourg : le réel dans l’instant de sa transformation, image d’un chantier

 

#40 — limite
 
trouver un endroit, même minuscule, qui symbolise exactement les confins de la ville – le faire exister comme s’il la contenait toute

 

 

 

#31 — Calvino et les morts

 

Jadis on emmenait leurs corps loin dans le fond des vallées où leurs esprits rodaient mêlés à ceux des arbres parlant peut-être aux dieux, veillant que nul ne pénètre ces lieux réservés. Préservés. Vallées enfouies. Englouties. Submergées. Peut-être eux aussi ont-ils fui. Déménagé sur le flanc des rias, dans les tréfonds des forêts, loin vers les sommets. Ou alors ont-ils rejoint les villes « des vivants ». Et le vieil ami photographié près des parents. Où est-il maintenant. Il aurait plus de cent-vingt ans… Au cimetière de l’Uranie qui s’étendait sur plus de cinq kilomètres dans la vallée depuis le stade Bambridge développant ses extensions déjà saturées, ses tentacules entre les grandes maisons cossues de Pamataï, ville dans la ville de deux mondes entremêlés. Il en allait de l’extension du cimetière comme de la construction d’un nouveau contournement ou de l’élargissement du périphérique. À peine terminés encore saturés. Quasiment impossible qu’il soit dans un des petits cimetières de quartier, depuis longtemps enclos par les terrains construits tout autour. Ceux-là étaient déjà pleins comme des œufs pas frais. À Faa’a, à Arue, à Nu’uroa, à Punaauia, au bord de l’eau. Et pareil pour les communes alentour. Peut-être à Pirae… ou alors à celui de Vaitavere, rapidement victime de son succès. Les mentalités ont dû changer. Surtout depuis la montée. Toute cette place en moins. La terre on a garde pour les vivants. Les corps des morts au fond de l’eau, qu’on ne peut aller voir. Qu’on honore à date fixe de bougies et coussins de fleurs dérivant. Gagner de la place. Paillettes de défunts. Petites boîtes à garder chez soi, à partager ou répandre aux quatre vents. Les morts aujourd’hui sont partout. Sur les plaques des rues, au fronton des bâtiments. Les panneaux publicitaires. À la radio. À la télé. Au cinéma. Sur internet. Bientôt dedans. Ils radotent encore mais bientôt ils reparleront. Ils nous éclaireront peut-être alors du haut de leurs connaissances illimitées, de leurs présences illimitées, alors ils reprendront possession de la ville comme avant, tous ces morts accumulés, et alors les vivants épris de liberté partiront en mer ou iront terminer leur existence transitoire dans le fond des vallées.

 

#32 — ciels ma ville !

 

Dans le cadre de la fenêtre du bureau un monochrome bleu non signé. Derrière la fenêtre engrillagée, juste un peu d’air, un carré pour encore essayer de rêver, pour s’échapper des nuits oranges et des idées noires. Dans le cadre de la fenêtre de la salle à manger le dessin des lignes verticales derrière le rideau. Jours de tempête les traits horizontaux frappent au carreau pour entrer s’abriter. Et tous les toits résonnent du martèlement rythmé sur la tôle. Le marché salle de concert a grand succès. Les dalles blanches du trottoir se font mortier d’un soleil en plein midi qui pilonne l’atmosphère huileuse — collante — poisseuse. Derrière le pare-brise les nuées blanches tamisent le contre-jour d’un horizon éblouissant en une lueur sublime tachée de couleurs des parapluies. Voir depuis le port le haut et le bas réunis faire naître un nouvel espace in-dé-fini peuplé de poissons et de bateaux volant et d’oiseaux sous-marins. Arc-en-ciel en fin de pluie annonçant le retour des ombres. Traces de ciel sur peau brune, blanche ou brûlée, douce, fripée, desséchée. Lunettes de ciel sur le nez. Dénudé, se mesurer au grand astre, absorber son énergie, jeu de la démesure, apprendre à s’arrêter. Insaisissable ami pourvoyeur d’abondance, alchimiste du luxuriant décor de chaque rue, chaque immeuble, chaque bâtiment. Les yeux dans le bleu sans fond. Et qui quand vient la nuit revêt les chemins portés par ces minuscules points aux noms des légendes que l’on raconte encore, patrimoine partagé du peuple navigateur, et où le sud, par une simple croix, est indiqué.

 

#33 — transactions

 

Jusqu’ici la place était calme. Nous n’étions que, quoi, quatre, cinq tables installées autour des roulottes. Mes amis et moi finissions tranquillement nos desserts en discutant, en sirotant un deuxième verre de ce succulent cocktail. Quand le groupe, une trentaine de personnes, a débarqué. Qu’est-ce que je dis… ils devaient bien être quarante en fait. Ils ont littéralement pris d’assaut la baraque à frites, le camion pizza, « Chez Kim », le Chinois, les biligs de Soiz, la meilleure crêpière de l’île et la rôtisserie de Willy. Pris d’assaut les stocks de bière aussi. Sans rien comprendre on s’est retrouvés nous aussi avec trois canettes sur la table, tout submergés d’un coup de musique festive et d’ambiance joyeuse. « Levons nos verres ! » Moi je veux bien. Mais à quoi. Nous nous regardons tous les trois partageant le même sourire d’incompréhension. Soit. Festoyons ! Nous trinquons. Ensemble. Avec les tables à côté. Avec ceux restés debout qui attendent leurs plats ou ceux trop excités pour se poser. Des hommes. Des femmes. Quelques enfants jouent. Ils viennent discuter. De tout. De rien. Très vite on redessine l’assemblée des tables et des chaises pour ne plus former qu’un ensemble. On rit ensemble. On parle de ce qu’on fait dans la vie. Ce qu’on aime. Ce qui énerve. On danse. On chante. Ils échangent des souvenirs. On s’en crée. Un prénom revient souvent. Deuxième bière. On trinque à nouveau. Et on trinque et on rit et on chante et on parle. Christina. Tom. Alex. Terii. Sofia. Suzie. Joachim. Tous les autres dont le nom m’échappe. Celui qui travaille dans la construction qui danse avec sa petite fille. Le coiffeur qui aimerait parfois s’installer ailleurs mais qui sait qu’ailleurs malgré tout… La tatoueuse qui éternise ses fresques sur des tableaux vivants et qui quand vient le soir veut juste surfer la vague fluide, trouver le bon mouvement. Ah oui ! Virginie. Une casquette retournée au milieu pour déposer son écot. Je ne sais plus à combien on en est. On discute. On danse. On chante. On rit. On pleure. On se console. On rit à nouveau. On se prend par la main. Par le bras. Une caresse sur l’épaule. Donnée. Reçue. Et on trinque encore. Peut-être trop. Trop sans doute. Tant pis. On parle. On crie. On chante. On chuchote. On parle de nos rêves. De nos peurs. Les uns contre les autres. Je n’ai plus les idées très claires mais on est bien. La barrière est tombée. Fallait tout ça ? On va être bien demain tiens ! Mais c’est pas grave. Là on est bien. C’est tout. Si on dit parfois que le vin c’est le sang du Christ, la bière alors c’est peut-être bien celui des copains. Ce soir-là c’était celui de Robin.

 

#34 — nord sud est ouest

 

OUEST
Depuis la Marina, vue sur l’île sœur et le couchant. Les plaisanciers qui accostent ont tout à leur portée. Juste là, à quelques pas, se dressent les somptueuses villas, les luxueux hôtels sur les toits desquels atterrissent les hélicos assurant la liaison depuis l’aéroport de Taravao quand les autres sont à une heure de navette en bateau. Sur la promenade, quelques terrasses, paillotes de pandanus où aucune tasse vide ne traîne plus de quelques instants. Tout est propre, clair, délicatement coloré, lumineux. La nature, soigneusement reconstituée en l’Eden de ces seuls quelques élus. Cascades, cocoteraies, pontons de bois offerts à l’infini de l’horizon. Espace. Même une plage pour un club très privé. Tout ce sable submergé depuis tant d’années qu’il a fallu remonter, assécher, stabiliser. Ceux qui arrivent ne voient qu’une villégiature merveilleuse guidée par une culture millénaire à découvrir, heureux qu’ils sont de savoir que leur argent contribuera à la pérenniser. Au milieu de toute cette verdure ensoleillée, construit comme un fort, le complexe en terrasse où se concentrent boutiques folkloriques, bars, lounges, restaurants, salons de thé les plus huppés à la table desquels la vue ahurissante sur la côte, le port de plaisance et les quartiers hauts de la cité offre un spectacle loué par tant de guides touristiques, relayé par autant de reportages. « Cap ô Sud » « Le perchoir » « Lux » « Le cheval de mer »… frontons de bois à la sobriété étudiée. Un dédale à ciel ouvert de larges allées et escaliers où poussent les amples parasols mène à l’entrée du réseau de galeries dans la partie où les enseignes internationales du luxe accueillent, avec tout le réconfort bienvenu d’une atmosphère bienveillante lorsque le temps devient gris, humide et tourne à la pluie, et offrent leur service de bobologie. Quelles blessures narcissiques pansent-ils ? Ces hommes et ses femmes qui se consolent de leur impuissance, à hauteur de leurs moyens, prenant leur ticket d’entrée du parc d’attractions, vacances bien méritées. Étouffer sa conscience au prix de l’oubli.

SUD
Quand on descend les escaliers au niveau du pont Snark on tombe sur les pontons de bois sur la Punaruu devenue ria, bordée de cabanes de pêcheurs en face desquelles ils accostent leurs bateaux, et les frêles cabanes accrochées à même la pente, toujours là. Elles tiennent bon. Les premières reconstructions, l’urgence, abriter, nourrir la ville, retour à l’essentiel. L’ancestral. Aujourd’hui une belle promenade. Restée authentique sous son vernis pittoresque elle porte le souvenir encore vivace des heures des jours des mois durs où il a fallu penser, s’organiser, réapprendre, et la joie de la vie resurgie. Vers l’amont la zone de déchargement, ateliers de transformation, tout là-haut le marché. Entre les deux, les monte-charge, ascenseurs, escaliers, les boyaux de la galerie ouverts sur la falaise par de vastes baies vitrées comme une fourmilière pédagogique où les travailleurs, vendeurs, acheteurs perdent parfois un regard vers l’île Tamanu, l’île des orangers, et en face les villas cossues du quartier résidentiel en surplomb. Plus loin, au-delà vers les crêtes, à même le relief découpé, le refuge difficile des ermites, des rejetés. Mais il ne faut pas y penser. La galerie où l’on s’affaire et d’où l’on circule par les méandres souterrains sur plusieurs niveaux bordés de vitrines, d’étals, de portes aveugles vers les autres quartiers de la cité vers ses profondeurs chthoniennes et vers ses ciels quand en surface le brouhaha tumultueux des courses et livraisons se fait trop oppressant sous la moiteur de janvier.

EST
Le nombre des niveaux souterrains augmente avec l’altitude comme autant de feuilles où l’histoire s’écrit. Tout au bout du dernier tunnel vers l’est le Temple Paofaï reconstruit à l’identique dans un bout de forêt préservé. Le parc, repos, promenade, méditation. Le quartier administratif, ses bâtiments massifs, inflexibles, qu’on croirait inébranlables. La Tour Chandell, unique gratte-ciel érigé là comme un rappel un totem un tiki messager ubiquitaire ancré dans la terre ancestrale et lancé dans les cieux changeants, la volonté pour seul rempart aux éléments. Au pied de la géante, point névralgique, la place, les squares, les tables de domino, les bancs du jardin d’enfants où les parents s’animent dans de joyeuses discussions, ceux où les anciens se retrouvent, où les employés partagent un verre à la sortie des bureaux ou s’accordent un instant contemplatif en mangeant leur barquette de midi. Les camionnettes, les triporteurs, les bicyclettes des gamins venus livrer. L’herbe où s’allongent les pieds au soleil les siestards de la pause déjeuner. Les arbres où s’abritent ceux qui n’ont nulle part où rentrer. Les bâtiments du quartier d’affaires, du quartier Tinito, les immeubles Coca, Hinano, Mana, Hertz, Bounty le long de l’avenue Robert Wan. Les panneaux publicitaires vidéo où les grands maîtres anciens de la réussite flamboyante abreuvent de leur sagesse par des mantras simplistes et entêtants. Derrière, le lycée Hitiura Vaite, l’Université. Sous terre aussi, les petites échoppes, marchands de thé, de fruits, épiceries, réparations, coiffure, vêtements, linge qui sèche devant les aérations, services que l’on se rend, de proche en proche. L’activité au rythme effréné d’une vie qui grouille pour mieux s’affirmer.

NORD
Commerces, services, étals, portes pleines avec ou sans plaque, vendeurs à la sauvette, brouhaha incessant, mendiants. Plus on s’éloigne du centre plus on descend l’échelle sociale sur laquelle quelques uns ont glissé. Tombés là sans savoir comment après s’être cassé la gueule. Personne pour les ramasser. On s’approche de la partie du réseau qui ne sera probablement jamais terminée, qu’alors quelques groupes de sans-abri ont investi malgré le danger. Insalubrité, risques d’éboulement. La fréquentation nocturne rajoute encore au glauque des parois qui ruissèlent et qui suintent, des bestioles qui grouillent, des odeurs fétides d’une ancienne aération où quelque chose qui a été vivant se putréfie, du labyrinthe des salles à moitié excavées où s’amplifie le silence lourd des respirations maîtrisées lorsque des pas inconnus semblent s’approcher. Dehors, c’est les anciens quartiers, les ruelles, les maisons aux balcons de bois attirant quelques extravagants. Un peu plus bas les vieux arbres penchés veillent sur le Temple chinois, les immeubles modestes de plus en plus délabrés à mesure qu’on pousse vers le nord. Ces immeubles qui ont abrité la population le temps de la reconstruction, abîmés d’avoir été trop fréquentés, abandonnés pour de meilleurs habitations. Ceux qui n’en avaient pas les moyens sont restés. On s’y morfond, on s’y bat, on y attend, on y tombe, on s’y entraide, on s’y perd, on y naît, on y rit, on y vit, on y meurt. Ici comme partout ailleurs.
La ville serait-elle alors un éternel palimpseste où la même histoire se réécrit sans cesse ?

 

#35 — anticipation (mais pas trop)

 

OUEST
Depuis la Marina, vue sur l’île sœur et le couchant. Les plaisanciers qui accostent ont presque tout à leur portée. Juste là, à quelques pas, se dressent les somptueuses villas, les luxueux hôtels sur les toits desquels atterrissent les drones taxi assurant la liaison depuis l’aéroport de Taravao quand les autres sont à une heure de navette en bateau. Sur la promenade, quelques terrasses, paillotes où aucun gobelet vide ne traîne plus de quelques instants. Tout est propre, clair, délicatement coloré, lumineux. La nature, soigneusement reconstituée en l’Eden de ces millionnaires élus. Cascades, cocoteraies, pontons de bois précieux offerts à l’infini de l’horizon. Espace. Ce qui reste d’une plage pour un club très fermé. Tout ce sable submergé depuis tant d’années qu’il a fallu remonter, assécher, stabiliser tant bien que mal. Ceux qui arrivent ne voient qu’une villégiature merveilleuse guidée par une culture millénaire à découvrir, heureux qu’ils sont de savoir que leur argent contribuera à ici la sauvegarder. Au milieu de toute cette verdure ensoleillée, construit comme un fort, le complexe en terrasses où se concentrent boutiques folkloriques, bars, lounges, restaurants, salons de thé les plus huppés à la table desquels la vue ahurissante sur la côte, le port de plaisance et les quartiers hauts de la cité offre un spectacle loué par les trois guides touristiques, relayé par tant de reportages. « Maraamu » « Le perchoir » « L’hippocampe » « Le Lotus »… frontons à la sobriété étudiée. Un dédale à ciel ouvert de larges allées et escaliers roulants où poussent les amples parasols mène à l’entrée du réseau de galeries dans la partie où les enseignes internationales du luxe accueillent, avec tout le réconfort bienvenu d’une atmosphère bienveillante lorsque le temps devient gris, humide et tourne à la pluie, et offrent leur service de bobologie. Quelles blessures narcissiques pansent-ils ? Ces hommes et ses femmes qui se consolent de leur impuissance, à hauteur de leurs moyens, prenant leur ticket d’entrée du parc d’attractions, vacances bien méritées. Étouffer sa conscience au prix de l’oubli.

SUD
Quand on descend les escaliers au niveau du pont Snark on tombe sur les pontons de bois sur la Punaruu devenue ria, bordée des cabanes de pêcheurs en face desquelles quelques uns accostent encore leurs bateaux, et les frêles cabanes accrochées à même la pente, toujours là bon an mal an. Vestiges des premières reconstructions, l’urgence, abriter, nourrir la ville, retour à l’essentiel. L’ancestral. Aujourd’hui une promenade pittoresque où l’authentique arrive encore à percer. Elle porte en elle le souvenir des heures des jours des mois durs où il a fallu penser, s’organiser, réapprendre, et la joie de la vie resurgie. Vers l’amont la zone de déchargement, usines de transformation, tout là-haut le marché. Entre les deux, les monte-charge, ascenseurs, escaliers, les boyaux de la galerie ouverts sur la falaise par de vastes baies vitrées comme une fourmilière pédagogique où les flâneurs et les chalands perdent parfois un regard vers l’île Tamanu, l’île des orangers, vers les nuages dansant, ou en face vers les villas cossues du quartier résidentiel en surplomb. Plus loin, au-delà vers les crêtes, à même le relief découpé, la jungle des bidonvilles refuges difficiles des ermites, des exclus, des rejetés. Mais il ne faut pas y penser. La galerie où l’on s’affaire et d’où l’on circule par les méandres souterrains sur plusieurs niveaux bordés de vitrines, d’étals, de portes aveugles vers les autres quartiers de la cité vers ses profondeurs chthoniennes et vers ses ciels quand en surface le brouhaha tumultueux des véhicules se fait trop oppressant sous la moiteur de janvier.

EST
Le nombre des niveaux souterrains augmente avec l’altitude comme autant de feuilles où l’histoire s’écrit. Tout au bout du dernier tunnel vers l’est le Temple Paofaï reconstruit à l’identique dans un bout de forêt encore préservé. Le parc, surveillé, accueille ses habitués, repos, promenade, méditation. Le quartier administratif, ses bâtiments massifs, inflexibles, qu’on croirait inébranlables. La Tour Chandell, unique gratte-ciel érigé là comme un rappel un totem un tiki messager ubiquitaire ancré dans la terre ancestrale et lancé dans les cieux changeants, la volonté pour seul rempart aux éléments. Au pied de la géante, point névralgique, la place, les squares, les tables de domino, les bancs du jardin d’enfants où les parents s’animent dans de joyeuses discussions, ceux où les anciens se retrouvaient, où les inactifs partagent un verre en se rappelant la vie de bureau ou s’accordent un instant convivial en partageant un plat fait maison. Les camionnettes autonomes, les bicyclettes des gamins venus jouer. L’herbe où s’allongent les pieds au soleil les siestards de l’après-midi. Les arbres où s’abritent ceux qui n’ont nulle part où rentrer. Les bâtiments du quartier d’affaires, du quartier Tinito, les immeubles Coca, Hinano, Hertz le long de l’avenue Robert Wan. Les écrans où les simulacres syncrétiques des grands maîtres anciens hypnotisent par leurs mantras simplistes et entêtants. Derrière, le foyer Hitiura Vaite, celui de l’Université. Sous terre seulement, les petites échoppes, marchands de thé, de fruits, épiceries, réparations, coiffure, vêtements, linge qui sèche devant les aérations, services que l’on se rend, de proche en proche. L’activité au rythme effréné d’une vie qui grouille pour mieux lutter.

NORD
Commerces, services, étals, portes pleines avec ou sans plaque, vendeurs à la sauvette, brouhaha incessant, mendiants. Plus on s’éloigne du centre plus on descend l’échelle sociale sur laquelle nombre ont glissé. Tombés là, la faute à rien. Personne pour les ramasser. On s’approche de la partie du réseau aujourd’hui murée, que trop de sans-abri et petits truands avaient investi malgré les dangers. Violence, insalubrité, éboulements. Dehors, c’est les anciens quartiers, les ruelles, les maisons aux balcons de bois nouveau berceau de création et récréation. Un peu plus bas les vieux arbres penchés veillent sur le Temple chinois, les immeubles modestes et délabrés, ruinés à mesure qu’on pousse vers le nord, surpeuplés. Ces immeubles qui ont abrité la population le temps de la reconstruction, abîmés d’avoir été trop fréquentés, puis abandonnés pour de meilleurs habitations, aujourd’hui retrouvés. Ceux qui n’en avaient pas les moyens sont restés, ceux qui n’en ont plus y reviennent. On s’y morfond, on s’y bat, on y attend, on y tombe, on s’y entraide, on s’y perd, on y naît, on y rit, on y vit, on y meurt. Ici comme partout ailleurs.
La ville serait-elle alors un éternel palimpseste où la même histoire se réécrit sans cesse ?

 

#36 — du lointain

 

OUEST
Depuis la marina, vue sur l’île sœur et le couchant. Les plaisanciers qui accostent ont tout à leur portée. Juste là, à quelques pas, se dressent de somptueuses villas, les luxueux hôtels sur les toits desquels atterrissent des hélicos assurant la liaison depuis l’aéroport quand les autres sont à une heure de navette en bateau. Sur la promenade, quelques terrasses, paillotes de pandanus où aucune tasse vide ne traîne plus de quelques instants. Tout est propre, clair, délicatement coloré, lumineux. La nature, soigneusement reconstituée en l’Eden de ces seuls quelques élus. Cascades, cocoteraies, pontons de bois offerts à l’infini de l’horizon. Espace. Même une plage pour un club très privé. Ceux qui arrivent ne voient qu’une villégiature merveilleuse guidée par une culture millénaire à découvrir, heureux qu’ils sont de savoir que leur argent contribuera à la pérenniser. Au milieu de toute cette verdure ensoleillée, construit comme un fort, un complexe en terrasses où se concentrent boutiques folkloriques, bars, lounges, restaurants, salons de thé les plus huppés à la table desquels la vue ahurissante sur la côte, le port de plaisance et les quartiers hauts de la cité offre un spectacle que tous désirent contempler. « Cap ô Sud » « Le perchoir » « Lux » « Le cheval de mer »… sur sobres frontons de bois. Un dédale à ciel ouvert de larges allées et escaliers où poussent d’amples parasols mène à l’entrée d’un réseau de galeries dans la partie où des enseignes de luxe accueillent, avec tout le réconfort bienvenu d’une atmosphère bienveillante lorsque le temps devient gris, humide et tourne à la pluie, et offrent leur service de bobologie. Quelles blessures narcissiques pansent-ils ? Ces hommes et ses femmes qui se consolent de leur impuissance, à hauteur de leurs moyens, prenant leur ticket d’entrée du parc d’attractions, vacances bien méritées. Étouffer sa conscience au prix de l’oubli.

SUD
Quand on descend les escaliers au niveau du pont on tombe sur les pontons de bois sur la rivière devenue ria, bordée de cabanes de pêcheurs en face desquelles ils accostent leurs bateaux, et les frêles cabanes accrochées à même la pente. Elles tiennent bon. Une belle promenade. Restée authentique sous son vernis pittoresque. Vers l’amont la zone de déchargement, ateliers de transformation, tout là-haut un marché. Entre les deux, des monte-charge, ascenseurs, escaliers, les boyaux d’une immense galerie ouverts sur la falaise par de vastes baies vitrées sur plusieurs niveaux comme une fourmilière pédagogique où travailleurs, vendeurs, acheteurs perdent parfois un regard vers l’île en face, ou sur l’autre rive les villas du quartier résidentiel en surplomb. Plus loin, au-delà vers les crêtes, à même le relief découpé, le refuge d’ermites, de rejetés. Mais il ne faut pas y penser. La galerie où l’on s’affaire et d’où l’on circule par les méandres souterrains bordés de vitrines, d’étals, de portes aveugles vers les autres quartiers de la cité vers ses profondeurs chthoniennes et vers ses ciels quand en surface le brouhaha tumultueux des courses et livraisons se fait trop oppressant sous la moiteur ambiante.

EST
Le nombre des niveaux souterrains augmente avec l’altitude comme autant de feuilles où l’histoire s’écrit. À l’extrémité d’un tunnel, un temple reconstruit dans un bout de forêt préservé. Un parc, repos, promenade, méditation. Un quartier administratif, des bâtiments massifs, inflexibles, inébranlables. Et un unique gratte-ciel érigé là comme un totem un tiki messager ubiquitaire ancré dans la terre ancestrale et lancé dans les cieux changeants, la volonté pour seul rempart aux éléments. Au pied du géant, point névralgique, une place, des squares, des tables de domino, les bancs d’un jardin d’enfants où des parents s’animent dans de joyeuses discussions, ceux où des anciens se retrouvent, où des employés partagent un verre à la fin de la journée ou s’accordent un instant contemplatif en mangeant une barquette à midi. Camionnettes, triporteurs, bicyclettes des livreurs. De l’herbe où s’allongent les pieds au soleil des siestards à la pause déjeuner. Les bâtiments d’un quartier d’affaires, quelques immeubles de grandes firmes le long d’une large avenue. Des panneaux publicitaires vidéo où des septuagénaires souriants en costume de créateur abreuvent la foule de leur sagesse par des mantras simplistes et entêtants. Derrière, un lycée, une université. Sous terre aussi, des petites échoppes, marchands de thé, de fruits, épiceries, réparations, coiffure, vêtements, et des tas de gens courant à leurs occupations. L’activité au rythme effréné d’une vie qui grouille pour mieux s’affirmer.

NORD
Commerces, services, étals, bureaux, habitations, brouhaha incessant. Plus on s’éloigne du centre plus la galerie se décrépit. On s’approche d’une partie de réseau apparemment à l’abandon, qu’alors quelques groupes de sans-abri auront sans doute investi. Le mélange de criminalité et de pauvreté ajoute au glauque de l’endroit, des odeurs, des bruits réverbérés. Dehors, d’anciens quartiers, des ruelles, des maisons à balcons de bois où quelques extravagants ont élu domicile. Un peu plus bas de vieux arbres penchés veillent sur un temple chinois, des immeubles modestes de plus en plus délabrés à mesure qu’on avance. Des immeubles insalubres et surpeuplés. On s’y morfond, on s’y bat, on y attend, on y tombe, on s’y entraide, on s’y perd, on y naît, on y rit, on y vit, on y meurt. Ici comme partout ailleurs.
La ville serait-elle alors un éternel palimpseste où la même histoire se réécrit sans cesse ?

 

#37 — enfilades

 

Bouger du siège, sortir d’ici, quitter pour mieux y revenir la vieille table qui a tout vécu, table de cuisine, table à langer, établi, desserte, table de nouveautés, d’appoint, bureau, le bureau du voisin, secrétaire en bois de rose verni, napperons, vieux papiers, rideaux tirés, une boîte métallique fermée s’ébranle dans un mouvement descendant, dans la cuisine embuée en plein coup de feu la voix sonore de la patronne annonce la répartition des commandes, la serpillère danse sur le carrelage du salon de coiffure rangé et envoie sous l’armoire une boucle d’oreille qui avait échappé au balai, la galerie vide filmée obstruée par un rideau de fer fermé, la vaste et fraîche salle du Conseil uniquement habitée par l’immense table de conférence ovale bordée de fauteuils de velours noir où s’attarde le faisceau de lumière jailli de la main de l’agent de sécurité, sous la montagne la réserve d’eau potable plate et silencieuse à part le plop lent mais régulier des gouttes finalement filtrées, amplifié par l’architecture de cet endroit secret, les escaliers étroits dont toute la verticalité s’est trouvée recouverte d’une fresque ailée offre un refuge discret à la chatte en train de mettre bas derrière la machine à café, une vieille femme reprise un filet dans sa chambre-cuisine entièrement bardée de bois, dans son atelier tout habillé d’outils de précision l’artisan penché sur son ouvrage travaille à la restauration d’une pièce d’exception, les arcades encombrées de déchets, verre cassé, sur lesquels les vitrines ont tiré leurs rideaux tagués ombragent au loin deux silhouettes se rapprochant, la salle à manger juste illuminée par la lueur de l’écran où convergent les regards de cinq individus d’âge différent qui finissent de dîner, dans une petite chambre bien remplie décorée de posters de karaté une adolescente lit sous le drap d’un lit superposé, sur le couvercle des toilettes du marché un test de grossesse négatif oublié, de sa chambre close un détenu attend le sommeil où le temps passera peut-être plus vite, un corps avachi sur une table encombrée de documents semble dormir paisiblement sous la lampe de chevet restée allumée, les moniteurs balancent leur halo bleu sur les tables blanches de la salle de contrôle désertée, alors que dans le murmure des spectateurs agglutinés les acteurs font leur entrée sur la scène noire, derniers instants avant que le rideau rouge du Vaima ne s’ouvre encore pour un soir.

 

#38 — jamais dire jamais

 

La passagère du temps : dessiner la ville, ses quartiers, rencontrer ses habitants, raconter leur histoire au fil de l’art urbain

La génération qui n’a pas connu l’avant

Chroniques souterraines : cent jours dans la vie des tunnels

Voyage à pied en suivant les 500 km de côte au plus près, quand auparavant elle n’en faisait que 100. Redéploiement fractal, réduire et développer

Madame Bennett, la femme qui apprenait la liberté aux adolescents en montant Hamlet au lycée

Optimiser l’espace au quotidien, cultiver plus et sans pesticides

Villes englouties, légendes et photos d’antan

La musique au quotidien, panorama sur les cinquante dernières années, analyser par la fiction le rôle de la musique dans la vie quotidienne et la société (livre-disque)

Le vieil homme et l’amer

Inventaire de l’architecture locale

Vents contraires, histoire romancée d’un voyage d’exploration lors des migrations vers l’est au 4e siècle

Sous forme de micro-nouvelles, relater les initiatives individuelles et collectives qui jour après jour améliorent le présent

Pas livre mais projet littéraire sous forme d’une série de vidéos sur l’étude et la transmission de la culture orale

 

#39 — chantier

 

Bientôt six semaines qu’ils ont commencé. Tout vider. Nettoyer. Assainir la coquille vide abandonnée depuis… Vingt-sept ans déjà. Sur le trottoir la benne d’où dépassent de vieux débris de contreplaqué, parpaings effrités, un établi complètement bouffé par les bêtes et l’humidité. Cinq bidons sales et lourds d’huile noire qui se devine à travers le plastique jaune aux étiquettes décollées, déchirées. Le camion ne va pas tarder à passer… Les bruits de la masse et la percussion des outils amplifiée, plus tard la radio du matin au soir et les chansons sifflées. Les matériaux rentrés par caisses, larges bobines de câbles d’électricité, des mètres et des mètres de tuyaux, de rails, plaques de plâtre, peinture par dizaines de kilos. Les caissettes de carreaux de carrelage, les rouleaux de moquette engouffrés sur les épaules de trois ouvriers. Puis il y a eu le ronronnement des moteurs des outils, le bourdon entêtant du groupe électrogène sur lesquels quelques cris se sont élevés parfois. Le va-et-vient des équipes au rythme des livraisons. Sous plastiques. Sous carton. Déjà la semaine dernière, et depuis quatre jours sans discontinuer. La nouvelle porte a été installée. Une grande porte vitrée à deux larges battants avec des montants rouges, une peinture satinée. La façade a été recouverte d’un beau blanc. Tuta a offert de peindre une fresque sur le fronton du bâtiment. Moi aussi j’aime bien ce qu’elle fait. Ça égaillera encore un peu plus le quartier. Elle doit commencer lundi si j’ai bien compris. J’ai invité quelques amies, on verra tout ça de mon balcon en prenant le thé. L’enseigne aussi est arrivée. Déballée, posée par terre contre le mur, ils sont en train de fixer les pitons au-dessus de l’entrée. D’ici quelques minutes elle sera installée. Je ne sais pas encore de quelle couleur elle illuminera mon salon. Mais j’aime déjà les trois mots qu’elle renvoie. Maison Pour Tous. La vie attirée par elle comme un papillon dans la nuit.

 

#40 — limite

 

Sur les hauteurs tout au bout de la ville le bitume fatigué et les poteaux en bois portant encore sur quelques mètres les câbles alimentant les toutes dernières maisons. Le bout du dernier fil accroché à la façade, la maison, et encore le petit jardin derrière la maison. Tout au bout du petit jardin un bout de potager, et tout au bout après les pieds de tomates, trois poteaux alignés où le linge est étendu et frissonne dans le vent léger. Au-delà, plus rien que le vert de la montagne et les cris de quelques oiseaux réfugiés là. Plus rien. Plus personne. Plus besoin de linge. Ce linge qu’on lave, qu’on sèche et que parfois on repasse quand il ne fait pas trop chaud, quand on est obligé. Ce linge chaque jour porté à travers la ville, pour les activités, quelques fois taché, déchiré. Ce linge qui témoigne les odeurs, la sueur et le temps. Ce linge qui dit tout. De toutes les formes toutes les tailles toutes les couleurs tous les tissus différemment coupés. Inutiles de l’autre côté. Simplement posés là. Ils se laissent porter.

 

 

 

17 août au 15 septembre 2018

Première mise en ligne 10 septembre 2018, dernière modification le 14 mai 2019

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