Le canard de barbarie
ou les oiseaux de passage
L’envie — le besoin — parfois de me glisser dans les interstices — comme il en reste si peu —, le long d’une berge s’efforçant à rester sauvage partagée selon la saison et les jours de la semaine par les pêcheurs, les familles, les adeptes de calme et de nature, et un peuplement local assez dense d’oiseaux, d’amphibiens, demoiselles et autres insectes, pour les plus voyants, plus sûrement quelques discrets ragondins, écureuils ou belettes dont la vie quotidienne est à la fois si proche de la nôtre et si lointaine. Seuls aménagements : le chemin qui conduit à la rampe de mise à l’eau, l’herbe coupée sur deux cents mètres au niveau du sentier qui longe le lac le passage faisant le reste, trois tables de pique-nique vermoulues. Un rare interstice. De ces timbres-poste où j’aime me réfugier d’une vie prise au piège du bitume, des immeubles, du bruit permanent des machines et des cris agressifs d’autres que moi encore plus pris au piège des cages d’escaliers qui ne permettent finalement pas de s’élever aussi haut, enclose entre ses murs et les surfaces planes et immenses comme des déserts concédées au productivisme forcené d’un capitalisme rongé par le cancer et qui continue à fumer.
Si nous étions des coquelicots.
Un jour, la deuxième fois que je rencontrais cet endroit, vers la fin mai, je me suis trouvée face à un étrange canard… à peine plus petit qu’une bernache, tête et ventre blancs, dos noir, mal délimités, bec et pattes claires, yeux et bec cerclés de rouge, presque un masque de super-héros incognito. Inconnu à mon petit répertoire en tout cas. Mon application d’identification préférée m’indique qu’il s’agit d’un canard de barbarie : race de canard domestique issue d’une espèce de canard sauvage américain, le canard musqué. C’est une femelle.
Cette matinée de fin juin m’offre un joyeux concert. Les merles fouissent, les pinsons suivent, le cormoran fait de longs allers et retours, une fusée bleu turquoise vient de me passer sous le nez, une buse variable tourne dans les colonnes d’air attendant le qui et le quand opportuns, les demoiselles dansent au soleil, les grenouilles plouffent en sautant sur les proies qu’elles ont repérées et les grèbes huppés plongent dans un style plus élégant, tout en gardant un œil sur la marmaille qui débute une nouvelle longue journée pleine d’activités multiples : endurance à la nage, jeux, course à la nage, toilette, sieste, orientation et découverte du milieu… les petites têtes zébrées ne plongent pas encore, toujours tributaires du poisson que les adultes leur donnent à manger, mais se font plus souvent éjecter du dos de leur mère aux attentions tendres et rigoureuses, îlot reposant et réconfortant mais chaque jour moins spacieux, surtout quand il faut s’y serrer à quatre ou cinq. D’ici deux-trois jours. Rapidement ils passeront au perfectionnement. La cane de barbarie est toujours là. Elle marche sur la berge à la recherche de quelques aliments. Peut-être un reste de sandwich que les autres auront laissé. Elle nage au gré des courants, selon ce que son corps et peut-être ses envies lui dictent. Au soleil, s’assoupir légèrement, jamais tout à fait, à l’abri ombragé et précaire trouvé aux heures chaudes. Dans le vent. Sous la pluie. Libre et seule. Elle n’aura jamais de famille. Pas de descendance. Après tout la vie est-elle une course de relais sur une échelle de temps inintelligible. Le dernier remportera-t-il un prix. Seule et libre parmi les autres.
Pas toujours libre.
Regardez les passer, eux, ce sont les sauvages
Ils vont où leur désir le veut : par dessus monts
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages
Et depuis ces rebords, ces marges aux airs de marécages, cages ouvertes, peut-être rêve-t-elle tout bas que d’autres qu’elle s’évadent et la rejoignent.
P.-S.
Les oiseaux de passage, Jean Richepin, dans La chanson des gueux 1881, Georges Brassens, 1969