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L’équation du temps

Voici donc une deuxième nouvelle...
L’exercice est réputé court, il l’est dans le résultat : douze pages. Mais dans les faits, ma lenteur exige d’y passer du temps. Le temps, ça tombe bien, c’est le sujet de ce récit. Notamment.
L’occasion pour moi d’explorer, d’essayer, d’engranger des idées pour plus tard... La satisfaction de terminer une histoire (cf. Tunnel). Un peu plus de confiance gagnée aussi, face à la peur d’échouer à transcrire fidèlement, complètement une idée, un ensemble d’idées enchevêtrées. Petit à petit. Ça vient.
Je vous souhaite donc une bonne lecture, n’hésitez pas à me faire part de vos retours ; les commentaires constructifs, positifs et négatifs, sont bien entendu les bienvenus. Sur ce, je vous laisse et retourne à mon souterrain, voir si je pourrais y trouver quelque lumière.
Enfin, une mention toute particulière à l’équipe de l’Atelier Horloger, à Morlaix, qui m’a reçue le temps de quelques photographies d’illustration. Mes remerciements sincères pour cet accueil sympathique, et la disponibilité enthousiaste de Nominoë Gasnier à partager sa passion pour un métier qui le mérite largement. L’horlogerie est un domaine aussi captivant que les engrenages qui en sont l’instrument pour peu qu’on y laisse traîner sa curiosité librement.

L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger.
Voltaire, Les Cabales, 1772

De vous à moi, ça ne pouvait finir autrement.
M. Stanislas a toujours été particulièrement méticuleux.
Méticuleux et perfectionniste. Très tôt déjà. On sent ces choses-là.

Le petit Stanislas naît exactement au moment où l’on remplace les trois horloges qui affichent, sur la façade sud de la Tour de l’Île, les heures locales de Genève, Berne (plus cinq minutes et six secondes) et Paris (moins quinze minutes et seize secondes, arrondie à moins vingt minutes pour éviter aux voyageurs distraits un retard au départ du train) par une seule, après l’adoption de l’heure de l’Europe Centrale.

À quatre ans, dans le jardin de la maison de Meyrin où il pousse gentiment, il passe des heures à scruter un coin désert, jouer avec une brindille, examiner le petit monde qui s’épanouit sous ses yeux. Tout ce qui fait moins d’un centimètre le fascine.
Les fourmis d’abord ; bizarrement, il n’est jamais cruel avec elles, comme souvent les enfants le sont ; il observe.
Plus tard, il essaie de les orienter sur des chemins plus ou moins sinueux, constitués des pavés de la cour et de monticules de terre humide issue des pots de fleurs de Mme Vaucher. La concierge peste pour la forme, mais ne peut se résoudre à sermonner le garçonnet dont la jeune mère veuve vient d’emménager dans une mansarde du cinquième. Ces monticules de terre, qu’il façonne en murailles, sont, dans son esprit, supposés détourner la procession de la sortie repérée au pied du mur de la chaufferie à un point d’arrivée qu’il a rendu attractif en débarrassant ses poches des trésors accumulés à la fin de ses repas : miettes, grains de sucre, pépins de raisin et de pomme, croûtes de fromage et de pain et même, parfois, quelque débris de jambon desséché. Tous ces efforts pour s’apercevoir que les monticules de terre des pots de Mme Vaucher ne servent à rien. Il découvre ainsi que les fourmis suivent, grossièrement, les mêmes règles de déplacement que la lumière, qu’on lui apprendra plus tard à nommer principe de Fermat : le chemin le plus court. Que de semaines passées à les examiner, à essayer de comprendre leur mode de vie ! Peine perdue : la cour pavée, il n’a accès qu’à des observations de surface, toute investigation plus profonde risquant alors de provoquer, outre le mécontentement général, quelques difficultés à asseoir la sympathie du voisinage, et son séant.
Il s’intéresse donc par la suite aux grains de sable, nouvel engouement par ailleurs plébiscité par Mme Vaucher. Équipé d’une vieille balayette fournie par Bastien, l’ouvrier de l’atelier d’horlogerie dont les fenêtres donnent sur la cour, il en amasse le plus possible pour ses expériences ; il en prend de pleines poignées et reste, des heures, à regarder le sable s’écouler. Un jour de pluie lui donne l’idée d’étudier la circulation du sable dans de l’eau, à différentes concentrations. Puis dans de l’huile, et dans du blanc d’œuf aussi, expériences ne remportant pas un franc succès auprès de sa pauvre mère, qui lui sacrifie ainsi son lait-de-poule et ses rares moments de repos à de nouvelles lessives. Mais c’est de loin l’écoulement simple du sable de ses mains qui le fascine le plus. Entre rêve et réalité… L’écoulement et le cône parfait que forme le tas de sable, la pente constante et la précision de son angle, se régulant de lui-même selon des lois de la physique que le petit Stanislas découvre de manière concrète. Le sable chaud au creux de ses mains qu’il positionne pour juste laisser passer la belle quantité, celle qui forme un voile virevoltant dans la brise dorée qu’accompagne un rayon de soleil un soir d’été. Le glissement de l’infiniment léger, l’interruption d’une tiède rayure indolente, par la main d’un enfant qui seul a le pouvoir de la libérer, la laisser poursuivre, jouer, après avoir pourtant traversé l’infiniment loin. Compagnon silencieux qui se dépose le soir au coin de sa paupière, le transportant vers d’autres mondes mystérieux et étranges, habités de peuplades éthérées dont il devient un roi auquel aucun ne se soumet. Il joue du sable et de la lumière comme d’une harpe blonde et merveilleuse dont sortent des mélodies inaudibles et profondes, vertige indifférencié d’une désolation joyeuse d’où jaillissent les bourgeons de l’espérance. Graines de poussière, seuls restes de géants minéraux archaïques et ancestraux au fil du vent et au fil de l’eau, insignifiants et innombrables, peuplant les déserts, les plages, le fond de rivières sans âge.

Il a huit ans lorsque, attendant sa mère place Bel-Air sous le monocle débonnaire et souverain de la Tour de l’Île, il découvre sous un banc, en un coup machinal de cette vieille balayette usée qui ne le quitte plus, une boucle métallique ensevelie sous une couche épaisse de terre sèche, amalgame de sable et de poussière, au bout de laquelle se révèle un véritable trésor. Le petit Stanislas tient dans ses mains grises une authentique montre-bracelet. Sale, poussiéreuse, elle ne semble pas cassée bien qu’elle soit arrêtée. Une chute s’explique simplement par l’absence de la tige de boucle du bracelet, mais il ne comprend cependant pas comment un tel objet a pu atterrir ici sans que personne ne le remarque avant lui. Si elles commencent à se démocratiser, il croise quotidiennement des hommes et des femmes qui en portent une, il en voit aussi dans les vitrines de Genève et sait un tel objet au-dessus des moyens des gens modestes : aux yeux du monde, il ne peut honnêtement se trouver entre les mains d’un fils de femme de ménage. Pourtant un détail troublant le persuade que cette montre-bracelet lui est destinée : à l’instant où Stanislas la trouve, la montre affiche non seulement exactement la même heure que l’horloge de la tour, ce qui peut arriver deux fois par jour, mais surtout le même jour et le même mois… Depuis combien de temps peut-elle être là ? Quelle est son histoire ? En regard de la couche de poussière, que la chute remonte à douze heures lui semble aussi peu probable qu’une perte remontant à plus de deux années pour un modèle aussi récent. Son jeune esprit néanmoins cartésien est même enclin au doute et il se demande quelques secondes si ce hasard en est bien un et quel phénomène explicable ou non peut bien éclaircir cette surprenante coïncidence. Il empoche le précieux objet, se jurant la discrétion nécessaire à lui assurer de s’affranchir à la fois de la convoitise et d’accusations infondées mais désastreuses. On le voit beaucoup moins trainer dehors en compagnie de sa balayette.
Tout en prenant garde à ne pas radicalement changer ses habitudes, il s’isole dès qu’il le peut. Il veut faire fonctionner à nouveau cette montre. Tourner le remontoir est bien entendu sans effet, et il s’échine donc à vouloir la réparer. Une fois le boîtier démonté à l’aide d’une fine pointe de couteau, il réussit à débarrasser les mécanismes de la poussière importune en subtilisant quelques poils de la brosse à paupières de sa mère, à partir desquels il se fabrique un mince pinceau. Un simple nettoyage ne suffisant pas, il se met alors à étudier la conception de la montre, et en dessine les planches sur les dernières pages de son cahier d’Histoire. De plus en plus il va voir Bastien qui, sans être dupe, se demande ce qui peut bien être à l’origine de cet élan de curiosité soudain. Non que Bastien en soit fâché ! il est seulement surpris, s’attendant patienter encore deux ou trois bonnes années avant de voir le gamin se pencher ainsi sur son établi, à l’âge où un jeune garçon commence à se questionner sur le métier qu’il fera quand il ne suit pas les apprentissages de son père.

C’est dès lors un Bastien amusé et heureux de prendre le jeune Stanislas sous son aile qui lui enseigne les bases de l’horlogerie. Et Stanislas, en dehors de l’école qui ne l’intéresse pas plus que cela, se révèle un élève doué. En plus d’être un soulagement pour Mme Stanislas, cet apprentissage est une révélation pour le jeune garçon. Les doigts dans l’engrenage de nouveaux mystères à appréhender, le fil à peine tiré d’un écheveau de découvertes dont il ne soupçonnait pas l’ampleur, les yeux posés sur la fine aiguille d’une simple roue, à peine visible, masquant un dédale de connaissance, immensité qui le dépasse, il s’y engouffre tout entier. Tout d’abord attaché aux réparations mineures qu’il a appris à maîtriser depuis quelques années, puis rapidement admis à s’occuper de problèmes plus complexes, Stanislas n’a pas encore seize ans qu’il est déjà un ouvrier qualifié à qui l’on peut aussi bien confier des missions d’usinage de pièces de précision, d’assemblage, de dessin ou de conception. Il a ingurgité avec gourmandise tout le savoir théorique que Bastien a mis une vie entière à rassembler. Une transmission au-delà de toute espérance qui fait la fierté de Bastien. Une satisfaction aussi, de cette forme de prolongement de lui-même, de son travail… De son existence. Et déjà l’insatisfaction fougueuse d’un jeune Stanislas assoiffé de perfectionnement, de limites à atteindre et à dépasser. Il se lève chaque matin aux aurores pour l’horlogerie ; il mange, il dort, il respire horlogerie ; son verbe est horlogerie, sa vie est horlogerie, et rien d’autre. Rien de plus ne compte. Sinon le temps qui passe, et qu’il faut mesurer avec précision. Heures, minutes, secondes. Le temps, pense-t-il, cet absolu, identique pour tous, base élémentaire de calcul de notre monde et qui régit chaque événement de nos vies. Temps qui détermine nos vies. Tourbillon incessant et implacable des grains de sable, dont le poids imperceptible actionne l’engrenage perpétuel de la roue du Temps. Cycle immortel. Balancier immuable du tic-tac. Précision du métronome face à nos cœurs trop faibles, faillibles et éphémères.

Stanislas a vingt-quatre ans lorsqu’arrivent la fin de la guerre, des difficultés d’approvisionnement et du ralentissement de l’économie en général et horlogère en particulier. Enfin libéré des emplois d’appoint qu’il multipliait pour nourrir son foyer, et déjà chef d’atelier apprécié et récemment augmenté, il peut s’atteler à la conception d’un nouveau modèle à complications. En plus d’indiquer les heures, minutes et secondes, la date au quantième et d’intégrer un chronographe dans l’espace d’une montre-bracelet, il se penche sur les calculs nécessaires à l’ajout à son futur garde-temps d’un quantième perpétuel — ne nécessitant plus alors qu’une intervention par siècle pour se remettre au tempo d’une année bissextile qui n’existe pas —, un chronographe à secondes rétrograde, et un calendrier lunaire affichant les phases et l’âge de la lune. L’ouvrage, plus qu’un simple galop d’essai auquel il pense depuis quelques années déjà sans avoir pu y consacrer les ressources nécessaires, représente son sésame du monde de la Haute Horlogerie, assurance de moyens illimités pour une quête d’excellence toujours plus poussée, d’une place et d’un salaire plus confortable que ne peut lui offrir son employeur actuel, à la fois triste et heureux de voir le jeune protégé s’éloigner et prendre un envol vers des cieux à lui inaccessibles.

N’en déplaise à Bergson et à cet Einstein qui, se dit-il, avancent des théories bien fumeuses, son temps à lui s’avère de plus en plus un absolu universel au gré des perfectionnements successifs de son art. Voilà un piètre horloger si la précision des rouages du temps en vient à s’individualiser ! et il voit mal comment le temps pourrait se dilater. Ou alors, s’il se dilate, comme le métal dont sont constitués ses mouvements, il fond. Est-ce alors l’annonce de la fin du temps ? Ces messieurs sont bien légers ! Et M. Bergson a-t-il alors peut-être raison, dans ce cas, de considérer différemment la durée de la conscience et le soi-disant temps physique d’un pareil hurluberlu…
Les enfants grandissent. Stanislas travaille à ce qu’il ne leur manque rien. Jamais. Peut-être un jour prendront-ils la relève. C’est pour l’instant à une jeunesse qui n’est pas la sienne que Stanislas transmet son savoir-faire, apprend à transformer la matière froide d’un mouvement de métal inerte en un mécanisme vivant, un monde complexe où tous les rouages reliés entre eux ont leur utilité, un monde où chacun se doit de se rapprocher de sa perfection. C’est le propre de son existence.
L’exigence d’une profession et d’un caractère le poussent à vouloir toujours faire mieux. Il veut créer une montre qui puisse traverser les âges avec toujours la même précision. De génération en génération. Transmettre le temps comme on transmet ses gènes. Comme on transmet son savoir. Flambeaux d’un relais sans fin, mouvement perpétuel d’une humanité dans une course dont elle ignore le but. Son prochain modèle est à l’étude. Il contiendra cette fois un quantième perpétuel séculaire, ne nécessitant la correction d’un temps de retard qu’une fois par quatre-cents ans, un chronographe à seconde rétrograde et un second à rattrapante lié à un compteur de minutes, d’heures, de jours et même d’années, un indicateur de réserve de marche indispensable et enfin, pièce maîtresse de l’ouvrage, un tourbillon… cage mobile constituée de soixante-neuf pièces dans moins d’un gramme suspendant les effets de toute gravité.
Constant, léger et délicat, comme l’aimée dont le destin est lié au sien à qui il souhaite l’offrir.
Concentré sur son ouvrage, comme toujours, les jours passent mais le temps n’existe plus.

Déjà quarante ans. Ses réalisations confirment une réputation déjà bien assise, et il acquiert définitivement sa place dans le monde de la haute horlogerie. Seulement quarante ans, et une Maison qui porte maintenant son nom, des ateliers et une boutique au cœur de la capitale mondiale de la précision, du luxe et de l’argent. Fruit d’un travail de longue haleine qui lui permet d’investir dans un immeuble au 28, Grand’Rue où il installe sa famille. Il se sent parfois comme un mineur de fonds. Ils semblent heureux.
Maman est morte.
M. Stanislas s’attelle à ce qu’il envisage comme le chef-d’œuvre d’une vie. Carte céleste, signes du zodiaque, temps sidéral, saisons, équinoxes et solstices, calendrier lunaire complet, heures de lever et coucher du soleil, durée de la nuit et donc du jour, et, toujours, son chronographe à rattrapante avec compteur des secondes, minutes, heures, jours et années.
La pièce-maîtresse, résumé de la quête d’absolu de toute sa vie, en sera l’équation du temps. Il veut que la sienne soit ajustée à la latitude exacte, et non alignée sur l’ensemble d’un fuseau horaire. Il veut son équation marchante, affichant l’heure solaire vraie de la nature, dont les journées ne durent pas toutes vingt-quatre heures. Danse nonchalante d’un zénith dessinant l’infini. Plus que prouver qu’il maîtrise la mécanique céleste, il se fait l’extralucide mathématicien qui la programme.
L’ambition mécanique est forcément exceptionnelle. Bien au-delà de ce qui a jusqu’ici été réalisé. La tâche s’annonce ardue, à la limite du concevable.
Vouloir maîtriser le temps et peut-être avoir l’impression de maîtriser sa vie, c’est rechercher les complications.
Sans doute y passera-t-il le reste de sa vie. Peu importe.

M. Stanislas, en homme d’affaires avisé, partage ses journées entre son bureau et les rendez-vous d’affaires. Celui qu’on surnomme le pacha, vestige d’une raillerie de son second suite à un voyage au Pérou, où les indiens ignorent toute distinction entre les notions d’espace et de temps, n’en apprécie pas moins de passer quelques heures à l’atelier dès qu’il en a la possibilité. Toujours à travailler à la conception de son futur modèle. Il avance. Pas aussi vite qu’il le souhaite. Mais il avance.
Il faut faire de nouveau avec la guerre tout autour. Tous ces gens à qui l’on ne laisse pas le choix d’attendre pour mourir.
Sa fille aînée s’est engagée dans le corps volontaire non-combattant, ses fils dans l’aviation.
M. Stanislas fait rajouter à tous ses nouveaux modèles une aiguille d’orientation. Il suffit de pointer l’aiguille des heures vers le soleil pour qu’elle indique le nord. Un modèle simple mais solide est créé et envoyé à tous les engagés de l’Armée suisse.
Pourvu qu’ils reviennent.
La guerre, il l’a déjà connue. Mais elle lui semble cette fois-ci différente.
Son immeuble du 28, Grand’Rue, où il s’entoure petit à petit d’une frénésie d’horloges, montres et autres garde-temps résonne de la vie des tic-tac bien lustrés qui le rassure.

Les affaires, dont la santé est prospère, l’occupent de plus en plus. Le carnet de commandes prend des allures d’encyclopédie, la boutique ne désemplit pas. Les honnêtes citoyens d’aujourd’hui, reconnaissants du présent offert aux engagés d’hier, symbolique compagnon de leurs heures parmi les plus sombres, sont des clients fidèles, ravis de transmettre à leur tour les fleurons de l’excellence genevoise, points brillants dans l’obscurité d’un futur incertain. Les exportations s’envolent tout autour du monde, suivant le chemin de sa renommée. Accaparé par la conduite de son commerce, il fait aménager un établi dans son bureau, et s’y installe dès qu’il le peut. Puis de moins en moins… La main et l’oeil n’ont plus la même agilité, la même finesse.
M. Stanislas arrive à l’âge où l’on apprend à vivre avec les premières défaillances d’un corps qui trahit l’image qu’il s’est construite toute une existence durant. Chaque jour un peu plus. Il découvre les doutes de l’anatomie. Les difficultés du sommeil, de la mémoire ou de la digestion, de sa virilité-même… Tant d’opérations si simples et si naturelles. Élémentaires. Quotidiennes. Inconscientes. Devenant bientôt l’objet d’une concentration particulière, d’un espoir que tout se passe bien. Qu’une fois encore la main, l’oeil, la dent, le sphincter remplisse son office, ne fasse pas défaut. Une identité devenue précaire. Ce n’est qu’un début.
Il en a conscience. Il sait aujourd’hui ses efforts, le projet d’une vie, voués à l’échec. Il continue cependant. C’est plus fort que lui. Peut-être est-ce justement de là que l’homme tire toute sa dignité.

La Maison est entre de bonnes mains. Sa façon de voir l’avenir n’est plus en adéquation avec une société qu’il comprend de moins en moins… Société glorieuse d’une guerre des nerfs où les rivalités à l’échelle de continents s’expriment par la menace d’une arme nucléaire dont la portée tétanise les deux camps. Quand l’objet du délit est simultanément le centre de tous les espoirs scientifiques d’un monde qu’il ne verra pas. On transporte l’heure d’un pays à l’autre comme un bien précieux. La seconde devient une notion atomique nébuleuse. L’Atlantique ne fera bientôt plus qu’une poignée d’heures de large. Consommation de masse où chaque foyer s’enorgueillit de posséder son automobile, son réfrigérateur, son téléviseur et où l’on s’épanouit pour travailler de moins en moins. Société du loisir et du divertissement… Il ne comprend pas qu’on veuille tuer le temps. Pour lui cela revient à se tuer soi-même, à petit feu. À coups d’heures, de minutes et de secondes qui ne reviendront plus. Finitude qui nous pétrifie et vers laquelle nous courons. Quelle ironie ! Les hommes s’ennuient quand ils sont jeunes, le temps leur semble interminable, et plus leur corps avance dans sa durée, plus le rapport de temps à vivre sur le déjà vécu diminue, plus celui qu’il leur reste leur semble passer vite.
Passer son temps à essayer de le mesurer. Travailler toute une vie à laisser quelque chose qui restera plus longtemps que lui. Il s’aperçoit que son œuvre ne sera toutefois pas éternelle.
Il se sent débarqué. Perd pied. Les quelques journées qu’il lui reste, richesse si fugace, s’étirent dans l’immobilité silencieuse puis s’éteignent à jamais. Ses billets n’y peuvent rien. « Time is money ». La conversion ne se fait que dans un sens.
Malgré les gestes tellement répétés qu’ils sont devenus réflexes, malgré les automatismes et les indications de la réserve de marche, la montre de M. Stanislas a failli s’arrêter plusieurs fois. Ses propres mouvements ne sont plus suffisants pour réarmer le ressort. Il oublie parfois de le remonter. Pour qu’un tel désastre n’arrive pas, il conçoit un ingénieux système d’écrin-remontoir. Beaucoup plus fiable que ce qui existe déjà. Support à la hauteur de la merveille qu’il protège. Osmose dont l’équilibre confère l’éternité.
Avant que ses cendres ne s’écoulent dans un sablier, il transmet les plans et l’intégralité de ses notes à ses trois protégés talentueux et prometteurs, pris sous son aile il y a bien des années, miroirs de lui-même au même âge. Son héritage. Le modèle est presque fini. Ne reste plus qu’un détail à régler pour que son mécanisme d’équation du temps soit parfait. Il a presque trouvé. Il n’est pas loin. Enfin…
Dépossédé de lui-même. Stanislas ne se sent plus utile.

Mesurer le temps. Plaisantin !
C’est tout un monde qu’il faut créer.
Quel bel instrument de mesure que l’homme !
L’instrument qui veut se faire ingénieur…
À peine un rouage… Grain de sable dans une mécanique précise ? Un grain de sable.

Du haut de ses quatre-vingt-six automnes, Stanislas assiste amusé à l’annonce solennelle de l’arrivée du printemps par le Sautier de Genève. Cette année, c’est le 16 avril qu’éclôt la première feuille du marronnier officiel de la cité. La montre-bracelet mécanique qu’il a servie toute sa vie durant est dépassée par le quartz. C’est la crise. Et l’être humain demeure face à ses contradictions. Triste constat d’avoir mis sa vie au service d’une quête du vouloir lier les hommes et leurs activités à l’échelle et du grain et du tas d’un sable finalement insaisissable dans l’écrin de l’excellence.
Ne s’agissait-il que d’une fascination morbide ?
Il est passé à côté de tant de choses… Faut-il qu’il s’en aperçoive une fois son allocation quasiment épuisée.
Pourquoi vouloir ainsi mesurer le temps, chercher à maîtriser le temps par des outils dont le créateur passe ?
Mesurer le temps.
Mesurer ce qui nous échappe.
Se mesurer au temps ? Ou… se mesurer, tout simplement.

Les lointaines silhouettes passent. Jeunes et vieux l’abandonnent. Certains hivers, l’arbre des connaissances perd une nouvelle feuille chaque matin, à la lueur rituelle du journal qui accompagne son café. Les seuls titres encore assez gros pour qu’il les lise. La seule rubrique qui l’intéresse encore. Son passé comme unique point de repère s’effiloche dans la brume de ses souvenirs. Le sablier, lui, est amnésique.

Ce matin-là, Stanislas pose sa montre dans cet écrin-remontoir qu’il affectionne tant. Car même avec toute la meilleure précision au monde, une montre, si personne n’est là pour la remonter, pour l’activer de ses mouvements, ne peut rien d’autre que s’arrêter.
Lentement, douloureusement, l’homme fripé entouré d’horloges, montres et autres garde-temps monte en haut de sa tour. Marche après marche, le long de l’escalier de service en colimaçon, auquel chaque nouveau jour ajoute un nouvel échelon. Comme chaque jour, depuis une éternité, il prend pied dans son sablier aux parois de verre. Sablier monumental qu’il a fait construire aux derniers étages de sa maison. Tirelire narquoise dans laquelle il s’avance jusqu’aux genoux et glisse, parmi les bouts de papier gris longuement accumulés, comme pris dans une lise dans le tourbillon envoûtant d’une valse à cent ans qui finit de l’engloutir. Aujourd’hui, son chronographe indique que cela fait quarante-deux ans, treize jours, vingt-deux heures, cinquante-six minutes et onze secondes que sa douce épouse l’a quitté et qu’il n’a pas revu ses enfants. Selon mon décompte, sa chute inexorable dure depuis quatre-vingt-six ans, deux-cent-quatre-vingt-quatorze jours, six heures, trente-trois minutes et huit secondes. Précis comme un engrenage, l’insignifiance d’un grain de sable. Dans sa chute heureusement, fidèle à son perfectionnisme et le désir d’excellence poursuivi pendant toute une vie, Stanislas en a oublié que le sablier dans lequel il s’écoule n’a pas de fond. Et son monde, périmé, sec de n’avoir plus à abriter aucune vie, se désagrège dans l’indifférence. Vestige de ces futiles châteaux qu’il a construits retournant avec lui à la vague indétermination du désert. Mirage sur les plages bordant un cosmos encore insondé où l’on entend parfois le vent murmurer l’écho d’un timbre familier… « Mon cœur sait. Tout cela ne rime à rien, et j’ai tout de même été heureux. »

Chaque grain de sable dont il est fait maintenant se décompose dans la mélasse que l’on excave pour y établir le Grand collisionneur de hadrons, où les plus petits grains de sable connus de l’univers tourneront, encore et encore, à l’allure de la lumière dans ces tréfonds de terre et de poussière.
Post tenebras lux.
Et si je vous agace à tout savoir, ne vous en faites pas… Mon propre sablier arrive à sa fin.
À moins que je ne sois qu’une émanation de vos esprits trop exigus et restreints.

Première mise en ligne 10 décembre 2017, dernière modification le 29 juillet 2019

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