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La charge

Juin 2017. Un très bon ami m’envoie par mail l’invitation à participer à un projet collectif. Une nouvelle. Une dizaine de pages. Là. Comme ça. Échéance 30 juin. Le projet en cours loin d’être abouti, de toute façon trop long, et pas l’ombre d’une idée sous le soleil estival.
« Si l’invitation tient toujours, sais-tu s’il existe plus ou moins une thématique, une direction, un esprit, dans le cadre “fiction ou non fiction mais prose“ ? La fin du mois arrive toujours trop tôt, mais cette fois-ci, elle me semble aussi galopante qu’un troupeau de bisons en train de charger... »
L’image a germé.

Il est là. Assis. Devant moi. Tant d’années qu’il me fascine. Depuis ce spectacle à Disneyland. C’est dingue ce que trois petites minutes peuvent suffire à vous marquer. Au fer rouge. Surtout à huit ans.
Bison bison bison, le bison des plaines d’Amérique du Nord. Un mètre cinquante à un quatre-vingts au garrot, parfois deux mètres, et deux à trois mètres cinquante de long, les plus beaux mâles dépassant la tonne. Plus gros mammifère terrestre d’Amérique. D’Europe aussi pour son cousin… J’ai appris tout ce qui pouvait me passer sous les yeux, lu tous les livres, vu tout les films.
Il est là.
J’me suis préparé toute ma vie pour cette rencontre finalement. J’tenais plus. Il fallait que je le fasse. Comme… Comme si mon existence même était liée à cet animal… Un sentiment… une sensation plus forte que moi.
Cet être si massif, si placide, qui a su asseoir à mes yeux de gamin sa majesté naturelle au milieu des plus piteuses bouffonneries. Ce nomade pacifique dont l’ancêtre est venu d’Asie par le détroit de Bering il y a cent-quatre-vingt-mille ans. Celui qui servit de levier stratégique, véritable enjeu politique quand le conquérant dégénéré comprit que son extermination précipiterait celle des populations natives qui en dépendaient pour la nourriture, l’habillement, l’habitat, l’outillage, l’art, la spiritualité... Attaquer l’intendance, assiéger toute une culture, tout un continent. Un peu plus tard il s’amusait à les tirer au fusil pour occuper les longs trajets ferroviaires. Heureusement on a les livres et les tablettes aujourd’hui. La population est tombée à trois-cent-vingt-cinq en 1884, quand ils étaient estimés à soixante-dix millions un siècle auparavant. Il a suffi de quelques dizaines d’années. Quelques uns y ont gagné leur prestige et se sont fait des couilles en or en vendant les peaux et la viande mais la plupart des carcasses restaient pourrir sur place, pour le sport. Des paris sur celui qui en abattrait le plus. Leur nombre leur semblait infini. Il a quand même fallu attendre le début du vingtième siècle pour que des mesures de protection soient mises en place. Et encore, le marché de la viande aurait pas été aussi juteux… Il y aurait huit-cent-mille individus maintenant. La moitié attend cloîtrée d’être vendue en quartiers, boîtes de conserve, canapés ou manteaux. Une viande cosmétique, bonne pour la santé, moins riche en cholestérol, qu’on fera couler avec une bonne barquette de frites arrosée de sauce barbecue et un soda light. Un vrai symbole de l’Amérique ! Enfin bon, ça en fait au moins quatre-cent-mille qui survivent dans des conditions acceptables, presque ramenés à la vie sauvage. Une protection qui n’empêche pourtant pas la chasse, les éleveurs du Montana craignent qu’ils transmettent la brucellose à leurs troupeaux. On a peur alors on tue. C’est tellement simple. L’hiver 2007 : mille-neuf-cents bêtes. La plus grande tuerie depuis le dix-neuvième. Protéger pour abattre, à quoi ça rime ? Heureusement des associations ont mis le holà pour arrêter la boucherie, mettant en avant qu’aucun cas de transmission de la maladie n’avait été scientifiquement constaté. Plus ou moins quatre-cent-mille bisons sauvages qui essaient de survivre dans des conditions acceptables donc, au détail près que leur milieu naturel n’existe plus en dehors de quelques endroits préservés, parcs nationaux, parcs d’État. Yellowstone, le plus ancien, plus de trois millions de visiteurs par an, un vrai parc d’attraction à ciel ouvert. Mère-nature en conserve, au chevet de laquelle on accourt. La voir une dernière fois. Ça ne va peut-être pas durer. Mère-nature comme produit de consommation, séjour compensatoire d’une année passée à courir derrière un bureau. Safari photo. On engrange les souvenirs qui permettront de tenir jusqu’aux prochaines vacances. Rando, vélo, balade à cheval, canoë, pêche à la mouche, visite des merveilles géologiques, feu de camp le soir avant de regagner sa tente ou son lodge, d’où l’on postera sur les réseaux ses photos de la journée comme autant de trophées que les autres n’auront pas eus. Prendre possession pour avoir l’impression de reprendre possession de soi-même. Je suis pas meilleur que les autres. Peut-être moins tolérant à la foule. Quitte à fréquenter les troupeaux, je préfère ceux des bisons sauvages. M’éloigner des chemins tracés, sentiers écrasés, élargis par un passage trop dense. Marcher. Longtemps. Pour avoir le temps de m’imaginer me perdre loin du monde.
Mère-nature est réservée.
Et on a fait sa b.a., la conscience est sauve.
Heureusement dans un sens, sinon je serais pas là. Et lui non plus.
Mais il est là.

George William me racontait que le bison symbolise l’abondance et la prospérité pour les peuples amérindiens. Ils ne tuaient que le strict nécessaire à leur survie, et aucune partie n’était négligée. Quand on prend une vie, on la traite avec respect, avec humilité. Leurs destinées sont étroitement liées. Depuis toujours. Les ancêtres ont eux aussi effectué le long voyage depuis le continent asiatique, depuis des terres qu’on appelait pas encore Mongolie, Sibérie, Canada jusqu’aux plaines du Midwest américain et au Mexique… suivant le chemin que leur animal totem leur avait tracé vers une nouvelle terre sacrée. Pour moi, je crois qu’il est symbole de force et de liberté, ou plutôt de libération, de libre-arbitre, de volonté individuelle d’orienter sa vie d’être humain vis-à-vis d’une société qui souhaite l’avilir de plus en plus en le déresponsabilisant, en l’infantilisant pour mieux aspirer son suc. On en veut à mon temps comme si c’était de la viande.
Il m’expliquait aussi à quel point certains peuples ont causé leur propre tort… Ils ont mis en place un véritable réseau commercial en vendant aux Européens, commençant à chasser du surplus, ils ont aidé à creuser leur propre tombe. Comme le bison qui a tracé la voie du chemin de fer vers le Pacifique, et vers sa perte. Toujours liés.
Je l’ai rencontré au Beartooth market de Red Lodge, au rayon droguerie. J’hésitais entre deux sprays contre les moustiques et les tiques. Il était juste à côté de moi dans le rayon, a pris des allumettes longues, m’a désigné du doigt le Natrapel et m’a souri, amicalement. Il m’a pas souri, moi, touriste de passage paumé dans une supérette du Montana… il a souri plus profond. Avec ses yeux brillants. Il a souri à mon âme. Droit au but. Direct aux tripes. C’était doux, chaleureux, bizarre. C’est quand même pas courant de rencontrer un inconnu au milieu de nulle part qui vous donne l’impression qu’il vous connaît mieux que vous-même. On a bu un café dans le centre, et il m’a invité chez lui. C’était sur ma route.
George William, c’est sa mère qui a choisi, pour lui faciliter la vie. C’était pas dénué de sens… Il a fait carrière dans les assurances, jusqu’à devenir responsable d’un bureau à Seattle, puis à Denver. Parcours encore rare. Elle pouvait être fière. Intégré, bien installé… Mais pas forcément heureux. À l’approche de la cinquantaine, divorcé, les gosses à la fac, il a reconsidéré sa vie, comme beaucoup. Il a tout vendu, laissé une bonne partie de l’argent à ses enfants, et est parti pour la réserve de Standing Rock dans le Dakota du Sud, pour se rapprocher de sa culture, ré-apprendre la langue, les coutumes… Ensuite il a passé quelques temps dans la réserve de Cheyenne River, toujours dans le Dakota du Sud, puis il en a visité quelques autres, puis il a décidé de quitter ces ghettos avant que les pièges du dépit, de la colère, de l’alcool et de la drogue ne se referment sur lui. Il ne trouvait plus sa place ni dans un monde ni dans l’autre. Alors il s’est construit une cabane dans les Black Hills, jusqu’à ce qu’on l’y déloge… puis une autre du côté de Medicine Bow, et encore une autre près de Cloud Peak, et encore d’autres… Et peu à peu il a retrouvé une vie nomade, il a fait des rencontres… Et il a adopté son nom lakota Tȟaté čhaŋtéwašte, qu’on pourrait traduire par Vent Heureux, ou Vent Joyeux… ça lui allait bien… ça lui va toujours du reste. Il aurait pu s’acheter un lopin de terre. Il en avait largement les moyens. Mais cette façon de penser ne lui convenait plus. Posséder la terre ne fait plus partie de ses conceptions admissibles. Comme prendre plus que ce dont il a besoin, regarder une vidéo sur la nature alors qu’il l’a sous les yeux ou être avec son téléphone quand il est entouré de ceux qu’il aime. Et il aime ! Alors il oublie toujours son téléphone.
Il s’est installé un campement dans les bois, au bord d’un lac vers Sheep Mountain, qu’il occupe depuis quelques mois. Une cabane, un feu de camp, une réserve de bois, et un peu à l’écart, ce que j’ai identifié d’abord comme un auvent assez clair. C’était son univers. Vu la route, il doit pas être emmerdé.
Pourtant, pendant les quelques jours que j’ai passés chez lui, il a souvent de la visite.
Il m’a dit qu’il allait en ville quelques fois par an seulement, quand il a besoin d’une pièce pour entretenir son vieux pick-up ou quand il a rendez-vous avec quelqu’un, comme cette fois-ci. Il en profite alors pour faire quelques courses. Malgré l’heure matinale à laquelle nous nous sommes croisés, il avait dû voir son rendez-vous plus tôt ; personne d’autre ne s’est joint à nous, et nous ne nous sommes finalement plus quittés de la journée. C’est quelqu’un de très matinal. Ou qui plutôt a repris un rythme proche de celui de la nature. Il dort peu, lit beaucoup et semble fréquemment absorbé par ses pensées. Nous discutons beaucoup aussi. À peu de mots.
Vent Heureux est un peu chaman. Il voit les esprits de la nature et les esprits du temps. Les éternels, ceux qui sont morts, ou pas encore nés. Il est aussi très bon cuisinier.
Il a soigneusement répertorié dans sa cabane, où il m’héberge, des douzaines de pots en verre contenant différentes variétés de plantes séchées qui me sont inconnues, à côté de quelques casseroles, un mortier en pierre et d’autres ustensiles qui doivent lui servir autant à cuisiner ses repas qu’à des préparations médicinales ou rituelles.
Il est là.
Moi aussi.
Il se retire souvent dans une sorte de méditation. Chaque jour il se baigne à l’aurore et au crépuscule. On a beau être fin juin, l’eau est pas chaude ! Mais je crois qu’il lui importe peu qu’on soit en juin, en décembre ou à trois mille mètres d’altitude.
Il a régulièrement reçu des visiteurs, avec qui il s’isole un peu plus loin, quelques minutes, parfois plusieurs heures. Il est même arrivé qu’il s’en aille toute une nuit, ne rentrant qu’après l’aurore, et passant sa matinée à se baigner et méditer, à moitié absent, à la fois ici et ailleurs.
Un soir, il m’a invité à me baigner avec lui. J’ai ôté mes habits. L’eau était gelée.
J’y suis allé lentement. Puis il m’a pris par la main, incroyablement chaude, comme si un feu intérieur irradiait de tout son être et se propageait au mien, et tout était plus facile.
Nous sommes restés dans l’eau, silencieux, jusqu’à la nuit noire. Il a ensuite préparé un grand feu au milieu duquel il a disposé de grosses pierres et m’a emmené dans son tipi, qui de l’intérieur paraissait remarquablement plus grand en regard du volume que j’avais pu m’imaginer depuis l’extérieur. Au milieu, un petit âtre ceint de pierres était entouré de paillasses en laine décorées de différents symboles et animaux stylisés. Des fourrures posées à même le sol, une bouteille en terre cuite, une grande pipe, un long bâton orné de plumes, un tambour en peau, assez imposant. Il a allumé le feu déjà prêt à flamber, m’a fait asseoir, s’est assis face à moi avec son tambour, puis a commencé à chantonner d’un ton monocorde tout en battant un rythme rapide et régulier, hypnotique.
Je me suis senti bien, totalement relaxé, allégé de toute volonté ou plutôt comme si je me retrouvais libéré de toute envie de résister. Me laisser aller. Laisser faire. Bercé par le rythme frénétique des battements, la lueur du feu faisant vaciller nos ombres et le son envoûtant et répétitif de sa voix. Mes pensées se pénétraient de cette atmosphère, tout en même temps qu’elles vagabondaient entre des questions d’identité, l’apparition des réactions métaboliques, ma place dans ce monde, la pression sur mon mollet des pattes d’une fourmi qui partait à l’aventure, les visages des gens que j’ai aimés, l’endroit où j’ai mis mes clés, l’absolu et l’insignifiant, ne sachant déjà plus ce qui rentrait dans une catégorie ou dans l’autre… et je m’abandonnais à cette confusion incroyablement agréable. Totalement immergé, mes sens s’éveillaient. Les subtiles odeurs se révélant, le goût de ma propre salive. Chaque centimètre carré de ma peau beaucoup plus sensible à la pression de l’air, au moindre souffle, à la pression du sol sous mes fesses et sous la plante de mes pieds, les muscles bandés, proche de l’excitation sexuelle, comme au bord de la jouissance, mais dans un état continu de perception exacerbée. Comme si j’étais à moi tout seul une cellule nerveuse du monde, un nerf tendu entre le ciel et la terre, l’intérieur et l’extérieur, la réalité et l’inconcevable. Je me suis à un moment rendu compte que moi aussi je suivais le rythme du chant avec ma voix. Les vibrations descendaient du fond de ma gorge et résonnaient dans mes poumons, le long de ma colonne vertébrale, libérant mon thorax de sa cage. Je n’étais plus qu’onde. Comme si mon corps explosait d’une énergie nouvelle. J’étais submergé d’émotions. Tristesse. Dégoût. Colère. Joie. Confiance. Terreur. Surprise. Honte. Exaltation. Passé, présent, futur, le temps n’existe plus. Rêve réalité sensations pensées idées corps cosmos tout se mélange. Tout est morcelé et unifié, existant et néant, ici et ailleurs, mélangé, confus, et parfaitement ordonné, obscur et d’une clarté sans obstacle. Mon esprit et tout mon être se retourne sur lui-même jusqu’à pouvoir s’observer de l’infini dedans tout en englobant la scène d’un point de vue extérieur, jusqu’à parvenir à un sentiment d’unité profonde et globale.
Puis je me souviens qu’il a pris son bâton à plumes, s’est levé et m’a invité à le suivre dans une petite hutte, très basse, couverte de peaux, que je n’avais même pas remarquée. On ne pouvait y tenir debout, à peine assis. Sur le chemin, le feu n’était plus que braises, et Vent Heureux a fait plusieurs aller-retours pour ramener les pierres à l’intérieur de la hutte. Mais j’ai dû rêver. Il se serait forcément brûlé. Ou peut-être portait-il des gants tout simplement. Toujours est-il qu’il a rapidement fait une chaleur suffocante dans la hutte. Il a disposé des herbes séchées sur les pierres, qu’il a arrosées de quelques gouttes d’eau ou je ne sais quel macérat, nous nous sommes assis, toujours son bâton auprès de lui, mais côte-à-côte cette fois-ci. Il a posé sa main droite sur le haut de mon dos, à l’endroit où les vertèbres forment une petite bosse, puis il a recommencé à entonner son chant répétitif. Nous avions beau être nus, je transpirais à grosses gouttes et j’avais du mal à respirer dans cette atmosphère à moitié enfumée du parfum de ses plantes qui m’étaient inconnues. Mais cela n’avait pas vraiment d’importance. Je me suis allongé. J’ai été surpris par la sensation du sol sur mon dos qui résonnait de la litanie exotique incompréhensible et fabuleuse. Je sentis qu’il faisait des mouvements au-dessus de moi, malgré la pénombre. Comme si mes sens avaient encore été décuplés. Puis… je ne me souviens plus.
Je ne sais plus.
Je… je suis parti le lendemain matin, à pied.
Il m’a indiqué par où passer dans la montagne pour atteindre les zones de prairies où des groupes de bisons trouvaient parfois refuge à cette période.
Il m’a donné un peu d’essence de moufette, pour les ours, au cas où.
Puis il a souri, profondément, comme à son habitude. Et nous nous sommes embrassés chaleureusement, amicalement, humainement. Je serai de retour dans quelques jours de toute façon. J’espère enrichi de ma rencontre.

La nature est superbe en cette saison. Elle se montre protectrice, enveloppante. Plus je m’enfonce en elle et plus je sens que c’est elle qui me pénètre. Je ne suis plus individuel, je deviens tout… Les animaux se cachent moins de moi, comme s’ils m’acceptaient petit à petit, je deviens des leurs. Les miens sont des leurres. Je prends bien soin à ne pas traîner près des sentiers. Ne pas risquer de croiser de ces villégiateurs bruyants, encombrés et encombrants. Mais je n’en croiserai pas, ils ne viennent pas par ici. C’est trop loin de leurs croyances, de leur zone de confort. Mon chemin ne me paraît pas difficile. Je parcours la montagne, gravis un col, descends mais ne vois rien, remonte en quête de la prochaine clairière… Je mange quand j’ai faim, m’abreuve aux torrents, la nuit je m’arrête me reposer, bercé entre deux arbres, tel le petit qui s’apprête à naître et prend des forces avant de se jeter dans un monde nouveau, les jours et les nuits se succèdent sans que je ne sache trop depuis combien de temps je suis là. Peu importe. Mes sensations sont à nouveau décuplées. La lumière et les couleurs sont plus intenses. Les odeurs m’environnent, viennent me chercher et me guident. Les aliments ont plus de goût. L’eau est un nectar sacré qui me nourrit. La brise me frôle, la pluie me caresse, le soleil me réconforte dans le silence tonitruant des pépiements, des bruissements, de quelques lointains grondements et glapissements. Aucun meuglement. Tout est plus précis. Plus précieux.
Je ne sais plus où je suis ni où je vais mais ne m’en sens pas pour autant perdu. Intimement je sais. Ou n’ai-je plus besoin de savoir…
Mon errance… ce n’est pas une errance puisque je ne sais pas où je vais. On ne peut pas se perdre quand on ne sait pas où l’on va… La vie et la nature sont mes reines. Elles m’ont guidé jusqu’ici.
De prairie en prairie, à travers la montagne le long des torrents, par la forêt et les clairières, je l’ai même vue, toute blanche, satinée et froide, immaculée. Je suis descendu le long de la rivière vers une nouvelle prairie. Et là je les ai vus, tout en bas, au fond de cette vallée vert tendre, utérine. Lentement je me suis approché pour ne pas les effrayer. Ils n’ont pas bronché. Ils m’ont forcément senti, entendu à mesure que je me rapprochais, mais ils m’ont attendu. Et le voilà. Devant moi.
J’ai tellement imaginé cet instant que j’en suis tout surpris et n’ose y croire. Avec sa grosse bosse et sa tête basse, la majesté derrière l’apparente indolence. Une présence telle qu’il en imprègne chaque brin d’herbe à cent mètres et vous bouscule d’un simple regard. Mais il m’accepte. Il m’intègre. À mesure que je me rapproche notre entrevue se fait plus intense. Nous sommes comme liés par le fil de ce regard halant. Baignés tous deux par la force qu’il dégage. M’attendait-il ? Savait-il que nous nous rencontrions aujourd’hui ?
Il est là, assis devant moi.
Il est en train de perdre son long manteau d’hiver brun foncé. Les petits tètent tranquillement leurs mères, les groupes de mâles les ont rejoints dans cet océan d’herbe. Tous sont calmes dans la torpeur du petit matin, la période d’accouplement commence à peine. L’aube n’appartient qu’à nous. Son énorme tête hirsute tournée vers moi, paisibles.
Nous nous observons depuis une heure, depuis à peine un instant, depuis toujours, et aucun de nous ne bouge de peur d’effaroucher l’autre.
Puis je ressens qu’il s’apprête à se lever, doucement, avec toute la délicatesse que sa carrure peut manifester… je fais un pas discret, puis un deuxième… ça prendra le temps que ça prendra, je vais pouvoir le toucher, nous allons nous approcher l’un contre l’autre, l’un avec l’autre… ce que je n’aurais jamais osé espérer.
Comme une rupture. Quelque chose ne va pas. Il se lève. Tous se regroupent. Il mène. Il vient vers moi. Ils prennent de la vitesse. Ils peuvent rapidement atteindre les soixante kilomètres heure. C’est rien de le lire quand on l’a face à soi. Vers soi. Une marée de puissance animale brute qui déferle et s’apprête à m’engloutir. Des hommes ! Des hommes avec des fusils. Ils sont sortis du parc. Mais ils n’ont pas envie d’être parqués. Moi non plus. Je croyais que ça avait cessé ces conneries. La tempête est là. La vague s’apprête à se briser sur moi, à me briser, moi. Retrouvera-t-on mes restes piétinés avant qu’ils soient bouffés par les charognards ? Au moins je n’aurai pas d’amende pour avoir nourri les animaux sauvages… Ils sont là devant moi, l’espace s’écrase, le temps se dilate, cinquante mètres, vingt mètres, trois heures, dix mètres, un siècle… Je vais mourir. Est-ce que l’impact du choc produira une explosion ? Est-ce que je serai écrasé au sol, ou désarticulé comme un pantin rebondissant au-dessus de la mêlée ? Aurais-je le temps de souffrir ? Le contact de sa tête contre ma poitrine me coupe le souffle. La tête me tourne. Éclate au milieu du tumulte au rythme du roulement des sabots. La terre qui résonne. Une sensation de liberté. Le vent dans ma toison. Les autres contre mes flancs. La chaleur dans mon poitrail en sueur. La force et l’envie de gémir, d’évacuer le trop plein de puissance. Les fusils ont disparu. Le calme revient. Nous nous dispersons tranquillement et je reviens sur mes pas.
Suis-je finalement plus libre dehors que dedans ? Libéré des entraves de ma vie et de ma mort.
Il est là. Celui qui se disait humain sans plus l’être tout à fait.
Il est là. Devant moi.
Inerte.

Première mise en ligne 30 juin 2017, dernière modification le 19 février 2019

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